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Cameroun : les manœuvres dolosives d’une dictature 2.0

Nous croyions assister à la naissance d’un héros en la personne du chef de village de Minkan, à l’éveil d’une conscience longtemps plongée dans un sommeil dogmatique proche du coma ; nous avons cru voir un homme « debout et jaloux de sa liberté », qui a pris ses responsabilités devant l’histoire en faisant honneur à la pensée dont la vocation est de dire « non ».

Hélas, trois fois hélas J Nous avons dû vite déchanter a la vue de l’acte de contrition qui a relégué aux calendes grecques l’avènement d’une nouvelle lignée de chefs traditionnels enfin débarrassés de la livrée de chauffeur dont les a affublés le Prince. « Hélas » est l’expression du désespoir et de l’amertume, l’expression propre des situations désastreuses. Le désastre est consommé quand la moquerie prend la forme d’un seau vide que l’on vous tend solennellement pour aller recueillir une eau dont vous manquez cruellement ; le désastre est consacré quand vous portez au pinacle l’architecte de vos malheurs.

Entre deux maux, le chef de village de Minkan, en homo oe-conomicus avisé, a « naturellement » choisi le moindre : la perspective terrifiante de se voir retirer ses émoluments l’a rapidement convaincu de mettre sous le boisseau la détresse des populations dont il est censé porter la voix et qui se retrouvent plus abandonnées à elles-mêmes que jamais.

L’infortune du chef de village de Minkan a suscité l’émoi au sein d’une opinion divisée. Entre la commisération des uns et les récriminations des autres, nous avons fait le choix de la réflexion. Nous voulons comprendre comment un ordre politique établi sur les « coups de tête » permanents d’un seul individu a pu se maintenir près d’un demi-siècle durant.

S’il est un don qu’il convient de reconnaitre au premier d’entre nous, c’est bien celui des « dons ». On voudrait les énumérer tous qu’on y passerait des jours-et des nuits. La profusion de ces « dons » et la libéralité avec laquelle ils sont prodigués forcent en tout cas l’admiration, le respect voire la vénération. Qui ne se souvient en effet, pour ne citer que quelques-uns de ces « dons », des kits de première nécessité envoyés à 141 familles sinistrées et rescapées du drame de Ngouache ? Les commerçants du marché Congo pour leur part se sont vus offerts la rondelette somme de 32 millions de francs suite à l’incendie qui a ravagé leurs boutiques et fait partir leurs marchandises en’ fumée ; 200 millions de francs ont été gracieusement envoyés aux groupes de comité de vigilance en soutien à la lutte contre Boko Haram ; un milliard de francs, c’est la manne que se sont partagée nos compatriotes de confession musulmane pour leur permettre de se rendre en pèlerinage à la Mecque ; nos jeunes étudiants quant à eux, au nombre de 500 000, pas moins, n’oublieront pas de sitôt le « beau geste » d’une valeur de 75 milliards de francs qui a doté chacun d’eux d’un ordinateur dernier cri dont la spécificité réside dans la capacité de stockage où 32 gigas font 500 gigas.

Le temps du questionnement

Il faut vraiment être de mauvaise foi sinon avoir l’esprit mal tourné pour ne pas s’émerveiller devant cette floraison de « beaux gestes ». Mais une fois remis de ce moment d’ébahissement, il faudrait pouvoir se donner aussi le temps du questionnement.

La première question qui vient à l’esprit est celle de la provenance de ces « dons ». Alimentant la controverse, le mystère sur la nature de la fortune d’où ces « dons » tireraient leurs origines demeure entier : fortune privée ou fortune publique ? Nous sommes à ce jour resté pantois devant la cérémonie, ritualisée à l’envi, de remise à 500 000 étudiants du « don » des ordinateurs dont on dit cependant que l’argent destiné à les acquérir sortirait de la poche du contribuable qui devra ainsi rembourser le prêt que les chinois ont bien voulu nous consentir pour leur fabrication et leur livraison.

Comprenne qui pourra ! Le cas plus récent du « don spécial » de 2 milliards de francs aux 360 communes que compte le pays, dans le cadre de la lutte contre la covid19, n’est pas moins troublant qui coïncide, par un concours de circonstances qu’on veut bien croire fortuit, avec la signature par le PNUD en partenariat avec le FMI et la Banque Mondiale, des accords portant sur le même montant en soutien au plan national de lutte contre la covid 19.

Il se pourrait que ces « dons », pour la plupart tout au moins, n’émanassent pas du Prince en personne ; et que ses indéfectibles créatures et ses courtisans zélés, dans une sorte de surenchère effrénée aient trouvé là une voie royale pour se rappeler à son bon souvenir. Qu’à cela ne tienne !

Ses silences assourdissants face au ramdam médiatique qui entoure les cérémonies de remise de ces « dons » signent à tout le moins son consentement. Au demeurant, le gel prolongé de l’article 66 de la Constitution dont le décret d’application aurait sans doute permis de lever le voile sur les origines de ces « dons » peut légitimement conduire à suspecter une « réticence dolosive ».

La question portant sur le concept auquel répondent ces «’ dons » est autrement plus prégnante. Tel qu’il est entendu et pratiqué dans les sociétés modernes régies par l’Etat, le don est la cession ou le transfert unilatéral et sans contrepartie d’un bien à un tiers ; c’est aussi un acte volontaire tant en ce qui concerne le donateur que le donataire qui peut ne pas l’accepter ; c’est enfin un acte anonyme et impersonnel qui relève davantage de la sphère privée que publique. En résumé, gratuité, liberté et impersonnalité caractérisent le don dans les sociétés dites modernes régies par l’Etat.. Les « dons présidentiels » répondent-ils à ce concept ?

Il y a lieu d’en douter au regard de ce que nous renseigne l’épisode de la cérémonie des remises du « don spécial » qui a été acheminé dans les 360 communes du pays, et singulièrement au village de Minkan. Tout d’abord, pour ce qui est de l’im-personnalité de ces « dons », il faudra repasser. La publicité à coups de matraque qui est faite à ces occasions autour de la personnalité de « Son Excellence » avec « zoom » et focus sur sa « générosité légendaire » est tout simplement ahurissante.

De plus, ces « dons » ont le chic d’être cérémoniels avec ce que cela comporte de rituels et de mise en scène. Les ressources humaines au premier rang desquelles la chaine complète de commandement que mobilisent ces « dons », ainsi que toute la logistique qui lui est affectée, ne sont jamais assez pour assurer le spectacle.

Les heureux bénéficiaires de ces « dons spéciaux » sont-ils libres de les accepter ou non ? Sommé de prendre à deux mains le cadeau royal qui lui était tendu, le pauvre « petit vieux » chef de village dé Minkan qui devait, semble-t-il, « manquer d’éducation » a appris à ses dépens qu’il fallait dire « d’abord merci » et que « les actes du chef de l’Etat sont empreints du sceau de la souveraineté… ».

Certes, dans le département du Noun, des maires ont osé opposer une fin de non-recevoir au prestigieux cadeau sans que pour autant leur acte de rébellion n’ait à ce jour essuyé de représailles. Avaient-ils plus d’éducation que le chef de village de Minkan ? En tout état de cause, on peut arguer dans ce cas précis que l’adversaire était de taille : on n’« ’enlève » pas des élus, qui plus est regroupés en syndicat, « comme ça ».

Systématisation et instrumentalisation politicienne des « dons »

Qu’en est-il du « bienfaiteur » ? Le donateur est-il vraiment libre de ses largesses ? La récurrence frénétique de ces libéralités mérite d’être questionnée. En effet, la systématisation et l’instrumentalisation politicienne de ces « dons » dans la gestion des catastrophes et des crises événementielles actent l’échec du politique et la défaillance de l’Etat. Ces « dons » fonctionnent un peu comme le cache-sexe d’un Etat qui peine à remplir sa mission de protection civile, l’ersatz d’une « politique » en panne sèche de solutions. En réponse à la détresse des populations de plus en plus accablées par des malheurs à répétition, on se tourne vers le « distributeur automatique de dons », on s’en remet au « donneur universel » toujours prêt à faire le « beau geste » « qui sauve », pour davantage pallier les insuffisances de l’Etat au sommet duquel il trône, que voler au secours des populations sinistrées. De ce point de vue, l’acte du donateur s’inscrit bien dans l’ordre de la nécessité plutôt que celui de la liberté.

Rendu à ce stade de notre réflexion, et avant même d’en interroger la « gratuité », il apparait clairement que ces « dons », loin de répondre au concept décliné ci-dessus, renvoient plutôt à la forme archaïque du don pratiqué dans les sociétés primitives sans Etat et abondamment étudié par l’anthropologie. Dans ce contexte, le don est régi par le principe dit de la « triple obligation » : l’obligation de donner, l’obligation de recevoir et l’obligation de rendre la politesse. Par conséquent, pratiquer ce type de don dans une société régie par l’Etat n’est ni plus ni moins qu’un anachronisme voire un archaïsme.

Que dire alors de la « gratuité », ce risque de non-retour de l’ascenseur que prend le donateur dans l’acte qu’il pose ? Ces fameux « dons spéciaux » dont les courtisans zélés nous martèlent qu’ils sont la preuve de la « générosité légendaire » de leur champion sont-ils aussi « gratuits » qu’ils veulent bien le faire croire ? A y regarder de près, il n’en est strictement rien ! La question est cruciale car, enlever la gratuité à l’acte que constitue le don revient à retirer au geste tout ce qui en fait la beauté, le prestige aristocratique, la noblesse.

Dans les sociétés primitives sans Etat où les « dons spéciaux » du Prince trouvent leur modèle, le don a obligatoirement une contrepartie qui sera remise au donateur au cours d’une cérémonie dite de « contre-don ». Quelle pourrait donc bien être la contrepartie des « dons spéciaux » ? Une immersion dans l’adresse sibylline du chef de terre au chef de village de Minkan nous fera voir en filigrane la contrepartie des « dons spéciaux » sous le couvert du culte de la personnalité.

Le chef de terre au chef de village de Minkan dit clairement ceci : « Soyez le messager de la bonne nouvelle…d’un père qui vole au secours de ses enfants et aime tous ses enfants et ne veut en perdre aucun ».

Tout d’abord, « Le culte de la personnalité est comme une religion ». Ces mots à l’adresse de Mao-Tsé-toung sont de Khrouchtchev. Tout se passe en effet dans le culte de la personnalité comme si César, après avoir franchi le Rubicon, marchait sur les plates-bandes de Dieu.

Difficile de ne pas relever dans l’exhortation du chef de terre l’accent fortement « évangélique » qui s’en ressent. On croirait en effet entendre un évangéliste en pleine prédication, rempli qu’il était du Saint-Esprit! Quoi qu’il en soit, un administrateur civil, formé à bonne école pour faire respecter « la loi » et qui, dans l’exercice de ses fonctions en vient à tenir le langage de « la foi », n’est plus dans son rôle.

L’incestueux mélange de genre consistant pour un administrateur civil à se parer des oripeaux du religieux pour « faire passer » un message est un vieux stratagème bien connu du loup des contes de fées qui, pour tromper la vigilance de sa proie, doit « montrer patte blanche » et imiter la voix du « bon berger ». De surcroît, l’effet psychotrope de la religion est bien connu depuis Karl Marx.

En flagrant délit de prosélytisme là où sa fonction l’oblige à observer la plus stricte neutralité, notre administrateur civil, faisant office de mercenaire en mission commandée, s’emploie à dessiner sur le « mur des lamentations » des populations exsangues, la figure tutélaire du « père » d’une nation en voie de dislocation : ériger la statue du Commandeur sur les ruines d’une lueur d’espoir qu’il a lui-même un temps suscité et qui n’a pas fait long feu, statue devant laquelle les populations sont « priées » de se prosterner, tel est l’ordre de mission à exécuter.

« Un geste d’humanité et de charité, disait Machiavel, a parfois plus d’emprise sur l’esprit de l’homme qu’une action marquée du sceau de la violence et de la cruauté ». La manœuvre aurait bien fonctionné, comme à l’accoutumée, si n’était tombé ce maudit « Hélas ! » du chef de village, comme un cheveu dans la soupe qui a fait grimacer le chef de terre intimement convaincu qu’il prêchait un converti ; le message serait passé comme une lettre à la poste si le « ça », puis ce « ça ne m’intéresse pas » qui ont enflammé la toile n’étaient, comme un grain de sable, tombés au pire moment pour enrayer la mécanique bien huilée de la propagande et de la manipulation.

Qu’à cela ne tienne ! De gré ou de force, la messe sera dite f Le passage en douceur n’ayant pas marché, on n’hésitera pas une seconde à recourir au passage en force. Car, il faut bien se le dire, le culte de la personnalité est la maladie infantile de la dictature. Celle-ci a beau avoir fait son «aggiornamento » qui la fait « glisser » de la dictature des pères « fouettards » de la nation à la « dictature 2.0 », elle n’en conserve pas moins la quintessence : la brutalité. La « dictature 2.0 » est un peu comme une « main de fer dans un gant de velours » qui, pour autant, ne fait pas moins mal. Sonné comme une cloche à l’issue de son « round » avec le chef de terre, le chef de village en a fait la rude expérience.

On voudrait montrer le vrai visage de la dictature qu’on ne s’y prendrait pas autrement que ne l’a fait, et de fort belle manière, le chef de terre qui sera très certainement canonisé pour cela : la violence avec laquelle, en reprenant le micro, il retire la parole au chef de village de Minkan est tout simplement inouïe. « Chassez le naturel, il revient au galop ». Par ce geste d’une éloquence à faire * frémir, il a tout simplement bâillonné le « petit vieux » et crucifié ce faisant la liberté d’expression.

La liberté d’opinion également n’a pas été épargnée par le coup de boutoir du chef de terre décontenancé par l’aplomb de l’effronté chef de village. Les « raisons » avancées pour légitimer la brutalité de son geste sont on ne peut plus affligeantes : « on ne critique pas les actes du chef de l’Etat » ; « on ne les commente pas négativement ». La négation de la pensée est affirmée ici avec force. La criminalisation de l’acte de pensée est la signature authentifiée de la dictature.

Le maitre mot de l’affaire, c’est la « magnanimité » du « donateur » à propos de laquelle La Rochefoucauld disait, non sans malice, que « c’est le bon sens de l’orgueil, et la voie la plus noble pour recevoir les louanges ». « Dites d’abord merci ! », sera-t-il intimé au chef de village de Minkan. La lourde insistance du chef de terre à vouloir arracher au « petit vieux » chef de village ce simple petit mot dit tout le prix qui y est attaché en Très Haut Lieu. Formule de politesse utilisée dans la vie courante pour exprimer sa gratitude et sa reconnaissance envers une personne, en réponse à un acte, un beau geste ou une parole aimable, ce mot, dans la mystique des « dons spéciaux », vaut son pesant d’or dont aiment à se couvrir les rois et les dieux.

Le premier « merci » timidement proféré par le chef de village était « irrecevable » parce que entaché du crime de lèse-majesté perpétré avec le refus scandaleux d’accepter le noble présent. Le merci attendu « en contrepartie » du « don spécial » est un merci à la mesure de la « magnanimité » du geste, un merci à la hauteur de la « grandeur d’âme » du donateur. En clair, aux fameux « dons spéciaux », actes de « magnanimité » devant l’Eternel, ne peuvent répondre que des actes d’adoration.

L’amour ne se paie pas de mots

Le message que s’efforce de faire passer le chef de terre aux populations du village Minkan, s’énonce comme celui de « l’amour » d’un « bon père de famille » « à tous ses enfants dont il ne veut perdre aucun ». Même l’idiot de ce village aurait du mal à adhérer à la fable qui enseignerait que le loup puisse aimer l’agneau. L’amour ne se paie pas de mots. L’amour c’est comme le porc ; l’amour c’est comme un éléphant. La sagesse bantoue ne nous enseigne-t-elle pas que « le porc ne vante pas sa graisse » ; ou encore que « on ne montre pas l’éléphant du doigt » ?

Du reste, on ne se moque pas de ceux que l’on aime ; on ne leur fait pas « don » d’un seau quand ils vous demandent de l’eau. Et, dans le malheur dont ils sont si souvent accablés, on ne les console pas avec des « représentants » fussent-ils « personnels » ; on prend de son temps le plus précieux, on va, court et vole vers eux, en chair et en os, pour les réconforter de sa présence effective ; on essuie leurs larmes de sa propre main, on leur dit de sa propre bouche : « Asia ».

C’est un exercice très difficile quand l’égo, aiguisé par l’appétit féroce du pouvoir, enfle à la manière de la grenouille au point d’épouser la forme de l’Etat et finit par en attraper la froideur et en dégager la monstruosité. Le « moi » est alors autrement et plus que jamais « haïssable ». C’est pourquoi : « quand je distribuerais tous mes biens pour la nourriture des pauvres, quand je livrerais même mon corps pour être brûlé, si je n’ai pas l’amour, cela ne me sert de rien ». Ces paroles d’une vérité à la limite de la cruauté sont de Paul…de Tarse, dans sa première épître aux Corinthiens.

Roger Esso-Evina

Un citoyen ordinaire

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