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Cameroun Actuel

Limbe: Enjeux politiques et économiques de la construction d’un port en eau profonde

Paul Biya signé un décret portant « réorganisation » et adoption des statuts de cette nouvelle entité économique : tentative de décryptage.

C’est en 2018 qu’il aurait dû être livré. Mais, comme il est devenu de grande tradition dans la conception et la mise en œuvre des politiques publiques – et plus encore des projets d’infrastructures -c’est à une date désormais incertaine qu’il est destiné à voir le jour, effectivement : ce port de Limbé auquel un décret de Paul Biya donne formellement naissance, il y a une dizaine de jours, par un décret du 05 mai 2020, portant en sa « réorganisation ».

A l’essentiel de ses missions, le Président de la république assure que l’entité ainsi remise à jour devra se rendre disponible pour la « gestion, l’aménagement, la promotion et le marketing du domaine public portuaire » ainsi identifié. Le train-train fonctionnel qui avait déjà été affecté à tous les autres espaces de même type, Douala, comme Kribi et Ga-roua.

Catégorie institutionnelle tenant ainsi du mimétisme, qui laisse désormais entrevoir l’émergence, dans un futur relativement proche, d’un aménagement logistique d’ampleur, en mesure de transformer du tout au tout le visage et les interactions économiques de cette partie du territoire national.

Ainsi, même si beaucoup l’ont oublié, c’est bel et bien en novembre 2013 que le gouvernement signait un mémorandum d’entente avec un consortium came-rouno-coréen appelé Limbe Port Industrial Development Corporation (LIPID), pour la construction effective de ce site.

Motions de soutien

Cela va sans dire que les ressortissants de la région du Sud-Ouest, heureux pour la plupart, se sont aussitôt rendus visibles dans les rues, à travers de tonitruantes pancartes et plus encore dans les tranches quotidiennes de journaux télévisés de la CRTV et du « quotidien gouvernemental » Cameroon Tribune, afin de tresser de nouvelles couronnes de louanges à qui on sait. Célébrer la magnanimité et l’infinie bonté est la règle d’usage dans le paysage, surtout si l’on apprend que quelques 400 Mds F. CFA seront assurément investis dans le projet.

Le coût approximatif, en francs constants, de ce qu’avait également coûté la construction du Port de Kribi, achevé en juin 2014 après trois ans de génie civil, pour une ardoise de 240 Mds F. CFA de travaux (essentiellement absorbés par l’entreprise chinoise CHEC) + environ 100 Mds F. CFA de suivi des travaux (ventilés dans la structure de suivi qu’était alors l’unité de projet appelée «Complexe industrialo-por-tuaire de Kribi – CIPK).

A la différence du modèle institutionnel qui fut adopté à Kribi, l’approche opérationnelle choisie pour la construction de Limbé devrait être celle de faire réaliser ces travaux non pas par une structure de coordination, d’accompagnement et de suivi des travaux d’ingénierie (modèle CIPK, comme ce fut le cas à Kribi) mais bien directement par les équipes managériales de l’entreprise, elles-mêmes.

En clair, le décret de Paul Biya indique que, dans les semaines ou mois qui suivent, devraient intervenir le choix et la nomination à la fois des membres du Conseil d’administration du PAL que, bien sùr, dans la foulée, ceux du directeur général et de son adjoint.

Une équipe à qui il reviendra de mobiliser les ressources (financières, technologiques, institutionnelles et humaines) permettant de rendre vivant ce projet. Ainsi, à Limbé comme à Kribi, on parle d’un port en eau profonde, devant faire dans les 16 mètres de profondeur, selon les indications hydrogéologiques du site de Ngeme qui a été identifié selon les études réalisées à cet effet depuis les années 1970, à vingt kilomètres du centre-ville.

L’infrastructure envisagée est ainsi destinée à servir d’abord comme point d’entrées (acheminements en faveur de la SONARA) et de sortie (puits off-shore situées sur le grand bassin de Ba-kassi où est historiquement réalisé le gros de l’exploitation de l’or noir camerounais) des hydrocarbures marchandées sur le littoral camerounais. Et aussi, faire sortir une grande part la production agricole de la Cameroon Development

Corportation (CDC) que divers experts évaluent, au meilleur de sa forme, à quelques 50 000 tonnes annuelles. Dans le viseur, également, divers produits en export comme en import du marché nigérian, situé à quelques encablures (bien que le Nigéria lui-même soit actuellement entrain de hâter les travaux de construction d’un port en eau profonde sur sa côte, dans la localité de Leiky, à quelques 150 km à peine de celui prévu par les Camerounais, sur le même linéaire).

Devenir un « hub portuaire »

Dans de prochaines années, Limbé devrait donc voir accoster des navires de capacité aussi grande que ceux qui font quai à Kribi. Source d’orgueil décuplée, sans doute, de toute ou partie des Camerounais qui ambitionnent, dans le schéma directeur portuaire adopté il y a quelques années par l’Autorité portuaire nationale, de devenir, ni plus ni moins qu’un « hub portuaire » dans le Golfe de Guinée ; réussite qu’il entend afficher en mettant à disposition trois installations de ce genre, étalées tout au long de ses 350 km de côtes maritimes, dans une disposition qui porte à interroger autant sur leur complémentarité que sur leur réelle utilité. Cela, au portage d’une économie à la productivité ratatinée, qui exporte peu (pour à peu près 2 000 Mds F. CFA de marchandises chaque année, strictement, les mêmes produits depuis cinquante ans) et importe plus que massivement (environ 3 500 Mds F. CFA de biens divers).

Mais dans sa présentation, le port projeté devrait englober un large rayon d’infrastructures couvrant un périmètre de plus de 50 km, et englobant les sites déjà actifs bien que largement peu valorisés – d’Idenau et, bien sûr, Tiko. C’est ce vaste ensemble qu’il est question de ré-imaginer, dans une approche de « grands travaux » et d’évident aménagement du territoire reposant sur l’idée de remodeler significativement cette part du pays, que de nombreuses voix contrariées (de la crise dite « anglophone ») ont eu tendance à peindre, au cours de ces dernières années, cofnme une zone délaissée, voire martyrisée.

Le pari politique de ce projet saule ainsi au premier regard le plus clairement, pour Paul Biya et ses hommes qui savent mieux que quiconque combien ils ont à se faire pardonner par cette partie de la population : quatre années de guerre civile qui ont laissé – selon des chiffres évidemment controversés au moins 3 000 morts, dit-on, sur le carreau, 45 000 réfugiés au Nigéria voisin, 500000 déplacés internes et une conscience politique et sociale interne, des plus fragilisée.

Les gestes d’apaisement de Paul Biya ont, semble-t-il été nombreux, mais réputés tardifs, dans la plupart des cas. Insuffisants donc, aussi bien par leur nombre que par leur portée, pour donner satisfaction à 20% d’une communauté humaine qu’on dit généralement adossée à un autre type d’imaginaire politique, plus libéral.

C’est à se demander si la construction de ce port, qui rentre en quelque sorte dans ce marchandage des biens et des symboles entre bassins linguistiques, régionaux, communautaires et politiques du Cameroun, va changer quelque-chose de significatif à leur perception des enjeux et des jeux d’équilibre à mettre en œuvre afin que triomphe ce que divers théoriciens et politiciens ont nommé le « vivre ensemble ».

1 000 Mds F. CFA d’investissements portuaires

De cette rationalité politique assumée, largement constitutive d’une mélasse camerounaise relevant de la post-colonie, devrait donc progressivement être mis sur pied une également rationalité sur le plan économique et stratégique.

Car, pris de façon cumulée, et si l’on s’en tient aux calculs qu’il’a progressivement rendus publics à cet effet, le gouvernement camerounais pourrait se retrouver à allouer largement plus de 1 000 Mds F CFA aux seuls investissements pour les infrastructures dans ce secteur, durant les prochaines années : 420 Mds F. CFA pour la seconde phase de 700 mètres de quais supplémentaires du Port de Kribi(dont les travaux ont considérablement tardé à démarrer), 300 Mds F. CFA pour les cinq prochaines années sur le Port de Douala (dont l’actuel directeur général a entrepris un colossal plan d’extension et de modernisation, incluant les coûts ordinairement faramineux du dragage) et 400 Mds F. CFA au port de Limbé.

Question élémentaire donc, à la suite, que celle de s’interroger sur la rentabilité économique et même le bon sens élémentaire de ces investissements publics mobilisés à force d’emprunts en devises internationales, quand on sait que, à flux directs, les ports camerounais actuels dans leur ensemble ne cheminent qu’environ 15 millions de tonnes de marchandises annuelles, pour des chiffres d’affaires de piètre qualité (en 2019, environ 18 Mds F. CFA au PAK et 40 Mds F. CFA au PAD, à quoi il faut – c’est vrai ajouter les’ revenus générés par les différents concessionnaires).

Il y a donc lieu de s’interroger sur ce qu’apporte réellement Limbé, dans le schéma de développement économique du Cameroun l a question peut être considérée comme d’autant plus sérieuse, quand on l’examine à l’aune des péripéties de Kribi, dont les tranches de remboursement de l’emprunt à la Chine (pour la première phase) n’ont jamais été honorées à ce jour, le compte-séquestre créé à cette fin étant jusque-là resté désespérément en attente de versements de la part du PAK.

Autant que le même Kribi reste en deçà des projections de trafic modélisées, et situées selon le Document de stratégie pour la croissance et l’emploi (DSCE) autant que dans ses propres documents stratégiques et commerciaux, autour de 50 millions de tonnes dès 2015 soit 35 millions de tonnes de minerais (de fer de Mbalam) et 15 millions de tonnes de marchandises ordinaire: Des prédictions évidemment, fausses donc (entre autre parce que la mise en exploitation des gisements de Mbalam où le gouvernement projetait d’investir pas loin de 3 500 Mds F. CFA sur l’ensemble du projet a elle même été sabordée), et qui portent à interroger la soutenabilité de l’ensemble du modèle économique central visé par ce dispositif et de tous les modèles de gain associés.

Car, à Kribi comme à Douala, se présentent des problèmes critiques sur les quels peu de solutions globales sont jusqu’ici proposées et « travaillées. Dans un cas comme dans l’autre une insuffisance criarde de soutien et d’amenagements logistiques (Kribi) ou une vétusté et une non-optimalité de ceux de (Douala).

Une ergonomie peu pensée et peu architecturée pour stimuler la croissance et la productivité desdites plateformes et des opérateurs qui y exercent (réseau terrien déficitaire, faibles aménagements de réseaux divers, indisponibilité et non adaptabilité des infrastructures TIC, procédures essentiellement manuelles), ce qui donne à voir des des pratiques largement surannées, qui prolifèrent à volonté sur.des tracasseries infernales, une corruption éhontée et donc une destruction de valeur, probablement sans équivalent.

Routes maritimes alternatives

Si l’on y ajoute le comportement ouvertement prédateur (et jamais sanctionné, bien que connu de tous) des agents des forces de l’ordre et de la Douane, la dégradation accélérée des infrastructures routières

(notamment sur les tronçons Ngaoundéré-Garoua-Maroua-Kousséri), la non-fiabilité du réseau ferré et diverses autres apories de transferts des marchandises par le réseau terrestre, le moins que l’on puisse en dire alors est la coupe est vraiment pleine ! A tel point que, y compris les Centrafricains et les Tchadiens, jadis utilisateurs massifs des infrastructures des ports camerounais, aussi bien en import qu’en export, ont tôt fait de commencer à s’en détourner, préférant désormais d’autres routes maritimes, parfois bien plus longues mais de loin moins tracassières et donc moins coûteuses.

Cas de la RCA qui lorgne désormais de plus en plus ouvertement vers le Congo-Brazza avec lequel il a signé un accord dans ce sens en 2018, pour l’utilisation du Port de Pointe-Noire et le Tchad dont une part décroissante du trafic des marchandises est encore acheminée vers le Cameroun, beaucoup d’acteurs de ce pays préférant désormais plus que clairement les port de Cotonou (Bénin), Lomé (Togo), Port-Harcourt (Nigé-ria) ou même Port-Soudan (Soudan), à des distances généralement au moins doubles que celles de Douala-Ndjamena.

La compétitivité des ports camerounais, dans leur ensemble, se trouve ainsi à cran. Dans des chiffres révélés par l’Association Port Synthèse en -2018, l’on apprend de Cyrus Ngo’o, le directeur général du PAD que l’économie camerounaise en vient ainsi à cumuler des pertes de l’ordre de 200 Mds F. CFA, annuellement, dans les malformations et les déformations désormais considérées comme normales de son infrastructure globale de gouvernance publique liée aux questions portuaires.

Le Cameroun s’échine ainsi à construire de nouveaux ports, alors même que les anciens fonctionnent déjà si mal et sont si peu mis en valeur, eu égard à ses ressources et son potentiel. Situation d’autant plus préoccupante que, depuis une dizaine d’années, une intense concurrence entre pays africains a progressivement fait des questions portuaires un angle d’intervention privilégié de la plupart des Etats.

Sur le seul Golfe de Guinée, le Cameroun qui prétendait vaniteusement faire hub avec trois ports d’attaque, doit désormais affronter la cohue générée par le port en eau profonde de Théma au Ghana (-16 mètres), Lomé (-14 mètres), Abidjan (-12 mètres), Cotonou (-12 mètres), de même que Pointe-Noire (-16 mètres) et Libreville (-12 mètres), la plupart, bien plus compétitifs, et qui rendent donc la direction Cameroun bien moins attractive et, bien sûr, les investissements consentis moins rentables. Sur le plan national même, subsiste le plus grand flou sur la stratégie à mettre en œuvre (coopération ou compétition ?), entre ces différentes entités (notamment entre Douala et Kribi).

« Smart Port » : le comble des illusions

Pour faire illustration de cette errance, la société de cabotage qui aurait dû avoir vu le jour depuis deux ans au moins, pour donner forme à cette coopétition est aujourd’hui perdue dans les entrailles bureaucratiques et ne dispose à ce jour d’aucun calendrier précis, pour un éventuel lancement de ses activités. Cela, alors même que l’annonce de l’entrée en scène de l’entité Limbé la rend encore plus urgente.

En tout état de cause, n’a jamais été fait sur le Cameroun et par le gouvernement une étude de rentabilité globale (économique et financière) permettant de déterminer la taille raisonnable à partir de laquelle un investissement portuaire du genre de celui envisagé sur Limbé est rentable, et quels éléments de cette rentabilité doivent être considérés comme probants dans l’examen et la validation finale des dossiers de financement et du modèle économique y associé.

De toute façon, le concept « Smart Port » qui a été modélisé en Occident n’a ici aucune forme de traduction possible. Au Cameroun, on se débrouille, et rien dans cette direction n’est en mesure de changer avant longtemps. Un risque donc significatif à ce que le PAL ne devienne que la pâle reproduction de choix de gouvernance particulièrement déficitaires, mais dont une grande partie des carences constatées ne dépend généralement pas des managers en poste.

Il en sera de Limbé, comme des autres : sorte d’éléphant blanc au sens économique et financier du terme, qu’il ne pressera à personne de présenter comme tel, en dépit des chiffres astronomiques de la dette publique extérieure, que les derniers pointages de la Caisse autonome d’Amortissement (CAA) situent à près de 38% du PIB, soit en valeur financière, environ 8 000 Mds F. CFA qui établissent désormais un service de la dette astronomique, d’année en année, sur le budget de l’Etat (près du quart du budget consacré au remboursement de la dette). Cela donne au projet de Limbé une texture intéressante d’un point de vue analytique mais angoissante pour les générations de demain.

Source: Le Jour

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