Après être sorti samedi de l’accord permettant aux navires commerciaux d’exporter les céréales ukrainiennes, Moscou l’a réintégré ce mercredi. De fait, les cargos avaient continué à emprunter le couloir maritime malgré les menaces du Kremlin, délicates à mettre en application.
Les Russes y ont été au bluff, les Ukrainiens et leurs alliés au culot. Malgré le retrait de Moscou, samedi, de l’accord sur l’exportation de céréales en mer Noire, et les menaces voilées de s’en prendre aux navires qui oseraient malgré tout quitter les ports ukrainiens, le trafic entre Odessa et Istanbul ne s’est interrompu que pour vingt-quatre heures.
Lundi, douze cargos ont emprunté le couloir maritime qui mène des côtes ukrainiennes aux détroits turcs, suivis par trois autre mardi. Mercredi dans la matinée, Moscou a rétropédalé et repris «la mise en œuvre de l’accord», estimant avoir obtenu des «garanties suffisantes» sur la démilitarisation du couloir de transport prévue depuis le départ par le texte.
Une volte-face humiliante imposée par une réalité de terrain : les Russes n’ont probablement plus les moyens d’imposer un blocus maritime aux côtes ukrainiennes comme ils l’ont fait au début de la guerre.
«Sur le papier, la Russie est toujours capable d’empêcher la navigation dans le nord-ouest de la mer Noire. Ses capacités navales sont bien plus complètes que celles des Ukrainiens, qui ont obtenu leurs plus grands succès par des drones. La marine russe peut compter en particulier sur ses sous-marins, qui ne courent aucun risque d’être touchés une fois en plongée», explique Jonathan Bentham, analyste naval pour l’International Institute for Strategic Studies.
«Mais c’est une chose d’être capable de couler un navire, et une autre de maintenir un blocus. Un blocus repose aussi sur un aspect psychologique, sur les risques que vous êtes prêts à prendre pour le franchir.» Dans cette stratégie des jeux, c’est Kyiv qui s’est imposé cette semaine.
Retrait des zones côtières
Depuis que les Ukrainiens ont envoyé par le fond le Moskva, navire amiral de la flotte russe en mer Noire, en avril, la marine russe a subi une série de revers cuisants.
Plusieurs de ses bâtiments ont été touchés par des missiles antinavires Neptune ukrainiens ou par les missiles Harpoon fournis par les Occidentaux, voire par des attaques de drones, comme la semaine dernière lorsqu’une frégate pourtant amarrée dans le port de Sébastopol a été prise pour cible.
Peu à peu, la flotte de Moscou en mer Noire a dû reculer et son commandant a été congédié.
«Les navires de guerre russes semblent avoir été dissuadés de s’approcher des côtes ukrainiennes. C’est essentiellement l’œuvre des missiles antinavires, note H I Sutton, analyste défense, dans un article pour Naval News. La Russie ne semble pas avoir les moyens de s’imposer sur le terrain naval, bien qu’elle dispose d’une force navale largement supérieure à celle de l’Ukraine en termes de navires de guerre.»
Déjà faible avant le conflit et quasiment réduite à néant au début de l’invasion, la marine ukrainienne retrouve un peu de couleurs, notamment grâce au soutien occidental. Six navires de patrouille livrés récemment par les Américains sont déjà actifs en mer Noire.
Depuis le mois de juin, les soldats russes ont aussi dû abandonner l’île aux Serpents, un caillou de 17 hectares au large du détroit du Danube, très utile pour contrôler les eaux côtières ukrainiennes.
Sans ce petit bout de terre, repris de haute lutte par les Ukrainiens à coups d’attaques de drones, les Russes auraient été contraints de «se reposer uniquement sur leurs bâtiments, sans appui d’artillerie», pointe Jonathan Bentham : «La perte de l’île n’a pas radicalement changé l’équilibre des pouvoirs mais elle complique tout de même la donne pour la marine russe.»
Rôle pivot d’Erdogan
Tous ces paramètres ont joué pour que Kyiv, Istanbul et les Nations unies décident lundi de laisser les cargos quitter les ports ukrainiens. En mettant la Russie devant le fait accompli, ils l’ont forcée à adopter une position plus conciliante. Pour Moscou, essayer de s’en prendre à l’un de ces navires de commerce aurait été prendre un gros risque diplomatique.
Même si l’Europe est la destinataire de 46 % des marchandises qui ont quitté les ports ukrainiens depuis trois mois et demi, l’accord d’exportation a surtout été interprété comme une bonne nouvelle pour les pays du Sud, particulièrement dépendants des céréales ukrainiennes.
Ces mêmes pays sont généralement assez sensibles aux discours de Moscou, qui rejette la responsabilité de la hausse des prix alimentaires sur les sanctions occidentales. Prendre pour cible un cargo chargé de blé ou de maïs destiné à l’Algérie ou à la corne de l’Afrique, sous l’œil d’un appareil de l’US Air Force qui n’a pas cessé de surveiller les convois depuis lundi, aurait été se tirer une balle dans le pied.
Principal instigateur de la signature de l’accord, Ankara avait aussi tout intérêt à le voir respecté. A elle seule, la Turquie a reçu 13 % des exportations maritimes ukrainiennes depuis l’été, juste derrière l’Espagne (15 %).
Le retour de Moscou dans l’accord a été précédé par un coup de pression turc : le ministère de la Défense avait prévenu que les cargos battant pavillons turcs continueraient à se rendre dans les ports ukrainiens et évoqué la possibilité qu’ils soient protégés par la marine nationale turque. Une fois encore, le rôle du président Recep Tayyip Erdogan, qui a téléphoné mardi à Vladimir Poutine, semble avoir été primordial.
Remis à flot, l’accord sur les céréales va cependant devoir être renégocié. Conclu pour quatre mois, il arrive à échéance le 19 novembre. En confrontant la Russie à ses faiblesses cette semaine, l’Ukraine, la Turquie et les Nations unies ont peut-être déjà fait le plus dur.
Source : Libération